Arbitrage vidéo : le passage en farce de la FIFA

Mercredi 26 avril, Gianni Infantino a annoncé que « l’arbitrage assisté par la vidéo » (AAV, ou VAR en anglais) serait à l’œuvre lors de la Coupe du monde 2018, soit dans à peine plus d’un an. Le président de la FIFA expédie ainsi la phase d’expérimentation prévue initialement, qui avait à peine débuté au plus haut niveau. Il squeeze aussi le Board (l’International Football Association Board, Ifab), instance théoriquement habilitée à prononcer cette décision, alors que lui-même déclarait, début mars : « Évidemment, avant que nous puissions utiliser le VAR à la Coupe du monde, il faudra que l’Ifab donne son feu vert en mars 2018 ». Comme le signale le journaliste de l’AFP Stanislas Touchot, c’est tout un programme d’essais qui est ainsi passé par pertes et profits.

Ce passage en force ne laisse plus de doute : la phase de tests était un attrape-nigauds, l’arbitrage vidéo était d’ores et déjà adopté. Cette phase était si facultative que Gianni Infantino a pris la liberté de la supprimer, au risque d’abandonner en rase campagne tous ceux qui – généralement partisans de la vidéo – souhaitaient que des essais soient effectués afin d’évaluer la solution et de prouver son bien-fondé. C’était être doublement candide.

NI TESTS, NI DÉBAT

D’abord, la majorité des effets négatifs de l’AAV sont prévisibles, seule leur ampleur étant à mesurer : dommages sur la si précieuse continuité du jeu, difficulté à définir des modalités d’application satisfaisantes et à ne pas étendre le périmètre d’intervention, polémiques aggravées sur les actions indécidables (voir ci-dessous). Ou encore anesthésie de l’émotion du but, comme le récent France-Espagne l’a démontré – c’était annoncé, encore fallait-il le ressentir. Mais le discours en faveur de la vidéo ayant tendu à nier, ignorer ou minimiser ces conséquences, il faut attendre une mise en œuvre improvisée pour les découvrir.

Aussi, un examen un tant soit peu méthodique de ces différents aspects aurait dû conduire, a minima, à une certaine circonspection et à une grande vigilance. Même sans considérer d’emblée que les risques et les impacts potentiels étaient suffisamment patents [1] pour accorder la priorité à d’autres voies d’amélioration de l’arbitrage, au moins les tests devaient-ils être menés avec rigueur, minutie et esprit critique. Las, au refus de réfléchir préalablement à la solution a succédé le refus de l’évaluer sérieusement. C’est le dernier coup sur un clou qu’aux Cahiers du football, nous avons souvent enfoncé : il n’y a jamais eu de réel débat sur l’arbitrage vidéo.

« Nous n’avons que des retours très positifs », a tranché Gianni Infantino. C’est faux [2], mais cela dit à la fois l’unanimisme qui entoure la question et la motivation démagogique du patron de la FIFA. Il ne s’agissait en effet pas du tout de tester, d’évaluer et de délibérer, mais d’avancer vers une adoption définitive. Adoption acquise d’avance, de toute façon. Toutes les évolutions récentes du football l’appellent : l’arbitrage vidéo est pratiqué par les télévisions depuis des années – qui ont aussi exacerbé l’intolérance aux injustices – et il va devenir un élément supplémentaire du spectacle.

DANS LA FAILLE DES ACTIONS « INDÉCIDABLES »

Une autre phrase prononcée par Gianni Infantino, sa seule autre justification, mérite que l’on s’y arrête tant elle met le doigt sur une faille aussi majeure qu’occultée : « Ce n’est pas possible qu’en 2017, alors que tout le monde dans le stade ou chez soi voit si l’arbitre a commis une erreur ou pas, que la seule personne qui ne le sache pas soit justement l’arbitre ». Elle dit en creux un des problèmes essentiels que va poser l’AAV, qui va en quelque sorte inverser le constat : bientôt, des arbitres prendront des décisions sur la foi d’images que « tout le monde » verra.

Or si cela ira sans difficulté sur les actions limpides (celles qui déchaînent l’indignation quand l’arbitre de champ se trompe, la « réflexion » s’arrêtant tragiquement là) permettant une décision incontestable, il en ira tout autrement avec celles dont l’interprétation est beaucoup plus problématique.

Pour ne prendre qu’un exemple : lors du fameux France-Irlande de 2009, la main de Thierry Henry avait déchaîné les plaidoyers pro-vidéo, au motif (fondé) que les images auraient conduit à annuler le but de William Gallas (un arbitre de surface vigilant aussi, selon toute probabilité). Mais au cours de cette rencontre s’est déroulée une autre action majeure : durant la prolongation, Nicolas Anelka se présente en duel face au gardien irlandais, celui-ci plonge dans les pieds de l’attaquant qui chute. Et malgré tous les ralentis sous tous les angles disponibles, personne n’avait été en mesure de dégager une décision claire et objective dans un sens ou dans l’autre.

À VENIR : DES POLÉMIQUES DANTESQUES

Ce n’est là qu’un exemple de situations très fréquentes, mais que refuse de considérer la vision binaire selon laquelle y a péno ou y a pas péno, faute ou pas faute, main volontaire ou involontaire, qui solliciteront naturellement le recours à l’arbitre vidéo. Dans cette configuration « 50/50 », deux décisions contraires sont tout aussi légitimes (et déterminantes) l’une que l’autre. De tels cas rappellent qu’arbitrer ne peut être seulement une question de « justice » et d’application mécanique des règles. C’est à la fois la nécessité d’interpréter et celle de trancher pour que le jeu se poursuive.

Quel sens prendra alors une décision vidéo-assistée, prise à froid à partir des images vues par tous et dont chacun aura sa propre interprétation ? Imagine-t-on clairement les polémiques dantesques qu’elle suscitera forcément, appuyées sur des comparaisons avec d’autres situations analogues ? Contrairement à une illusion très courante, les soupçons de favoritisme, de manipulations voire de corruption ne vont pas plus disparaître que le sentiment d’injustice.

Pour les supporters et ceux dont le ressenti sera inverse à la décision finale, celle-ci donnera le sentiment légitime que la rencontre ne s’est pas jouée sur le terrain – à l’inverse d’une décision de l’arbitre central et en temps réel, avec son ressenti (fût-il biaisé) et l’excuse de pouvoir se tromper et de devoir trancher à chaud. Dans ces situations ambivalentes, la décision de l’arbitre de champ peut être qualifiée d’erreur ; celle de l’arbitre vidéo sera perçue comme un choix…

FUITE EN AVANT

Dès lors, l’arbitrage vidéo-assisté ne relève plus d’une justice immanente, infaillible parce que technologique, mais d’une justice humaine : faillible et discutable, susceptible de favoriser certains intérêts. En d’autres termes, l’arbitrage vidéo reste un arbitrage. Le taux d’erreur objectives va diminuer, mais les polémiques gagneront en intensité ce qu’elles perdront en nombre. Avec la fuite en avant irréfléchie de la FIFA, et dans le contexte d’escamotage du débat, il faudra attendre que le cas de figure se pose lors d’un match à enjeu pour prendre la pleine mesure de cette faille béante.

On redécouvrira alors que l’arbitrage, étant nécessairement affaire d’interprétation et d’arbitraire, fera toujours l’objet de contestations. Il sera peut-être temps de commencer à mettre vraiment en balance les bénéfices réels de l’AAV avec ses conséquences néfastes – sur la qualité du jeu et du spectacle, sur les émotions ressenties, sur la nature même du football.

Mais, même à ce moment, compte tenu de la difficulté très commune à se désavouer, et surtout des intérêts puissants qui poussent à une adoption de l’AAV et à la production de spectacles dérivés du jeu lui-même (fût-ce à son détriment), on peut douter qu’un retour en arrière soit possible et que d’autres solutions plus rationnelles, moins délirantes dans leur volonté de « justice » et moins dommageables soient, enfin, véritablement développées.

[1] Voir cette sélection d’articles et d’argumentaires.
[2] On a évoqué l’effet douche froide de France-Espagne, mais la Coupe du monde des clubs, en décembre au Japon, a aussi été émaillée d’incidents. Parallèlement, les bugs à répétition de la Goal Line Technology n’ont fait l’objet d’aucune interrogation de la part de la FIFA.